10 de janeiro de 2008

Politique d'architecture à deux vitesses

Paysage sans paysagisme

Fernando Gonçalves


La présidence portugaise de l’Union européenne a parrainé le Forum européen des politiques architecturales qui s’est réunie à Matosinhos dans le mois d’octobre dernier. Bien qu’en étroit rapport avec la future politique nationale de l’architecture et du paysage, cet événement a passé presque inaperçu entre nous. Ce silence autour du forum traduira-t-il le manque de volonté d’envisager la qualité architecturale en tant qu’un intérêt de la communauté? Dans ce cas-là, il convient de rappeler que la construction de la démocratie participative passe par l’approfondissement de la culture architecturale.




Le paysage est le résultat visible de la façon dont nous tenons au territoire. Ce rapport entre l’homme et la terre qui le nourri est enraciné en nous depuis des temps immémoriaux. Pour les habitants de l’ancien Égypte, la vallée dans laquelle ils vivent s’appelle Tamery, la “Terre aimée”. Une maitresse généreuse, mais exigeante. Le roi lui-même se sent obligé d’empoigner la pioche du paysan pour ouvrir les canaux qui fécondent la terre noire. Celle-ci est l’image-même du Pharaon, du Peraa, de la “Grande maison” qui prend soin du pays. Et cet acte est le rituel qui signale la fondation de temples et des pyramides, les plus beaux bâtiments que les Égyptiens ont érigés avec les éléments que la terre leur a donné.

Massue du roi Scorpion, c. 3000 a. C.
Asholean Muséum, Oxford

De nos jours, ceux qui occupent le sommet des hiérarchies politiques ne font que rarement appel au symbolisme de la pioche. Pour témoigner les soins pris dans la gestion du territoire, ils préfèrent exhiber les signes du pouvoir qu’ils exercent sur le temps et l’espace de vie des citoyens. Pour le prouver, il n’est pas besoin de chercher loin. Il suffit de regarder les billets d’euros, avec des ponts lancés sur les fleuves et des portes ouvertes dans les bâtiments, ordonnés selon la succession temporelle des styles architecturaux. Dans les billets comme dans le territoire construit par de successives générations, est réfléchie l’identité de la communauté qui l’habite. En ce qui concerne l’Union, une communauté qui se sent solidaire avec le monde (le pont), ouverte à tous ceux qui cherchent son hospitalité (la porte) et fidèle à la mémoire collective inscrite dans son patrimoine (l’architecture).

Recto et verso du billet de 500 euros

La réalité ne respecte pas toujours les idéaux politiques. L’espace de la communauté est souvent fragmenté par le tracé de nouvelles frontières, prêtes à séparer ce qui devrait rester symboliquement uni. Dans son essai “Pont et porte”, Simmel parle de ces frontières et appelle l’attention sur un fait paradoxal: la séparation est l’état qui, de la façon la plus véhémente, proclame l’urgence de la réunion [1].

Les images représentées sur les billets d’euros se réfèrent très subtilement à cette urgence et témoignent de la dette de l’Union envers la culture architecturale dont l’Europe est justement fière. Dette qui, d’ailleurs, est toujours ponctuellement payée. Outre des initiatives propres au profit de l’architecture, les agences communautaires sont toujours attentives aux propositions d’un réseau informel d’experts qui agissent dans le domaine des politiques publiques d’architecture et connu sous le nom de Forum européen des politiques architecturales [2].

Les questions architecturales sont un domaine que le principe de la subsidiarité tend à confiner à la sphère nationale. Mais grâce à ce réseau informel, l’affirmation d’une politique européenne d’architecture s’est frayé un chemin. Rappelons, par exemple, la résolution du Conseil de l’Union européenne concernant la qualité architecturale, approuvée en 2001. Le réseau a produit un environnement favorable à l’acte où le Conseil invite les États membres à “intensifier leurs efforts vers une meilleure connaissance et la promotion de l’architecture et de la conception urbanistique ainsi que d’une meilleure sensibilisation et formation des maîtres d’ouvrage et des citoyens à la culture architecturale, urbaine et paysagère” [3].

Cette invitation laisse entendre que l’Union européenne voit dans l’architecture un stimulus pour une citoyenneté plus exigeante en ce qui concerne la qualité du cadre de vie de la communauté. En fait, le renforcement du débat public de l’architecture est une mesure présente dans toutes les politiques qui sont aujourd’hui en vigueur dans la plupart des pays européens [4]. C’est justement cette idée qui a tracé le parcours de la politique hollandaise d’architecture, considérée un modèle au niveau européen. Après l’approbation parlementaire du programme “Espace pour l’architecture” (1991), destiné à attirer à l’attention du public sur la qualité architecturale, il s’en suit “L’architecture de l’espace”, “Aménager les Pays-Bas” et la “Politique d’architecture et du paysage” [5]. La seule succession des titres suggère un crescendo, qui n’est viable qu’avec le débat concomitant de l’architecture, dynamisé pendant ce temps aux niveaux national, provincial et local [6].

La réalité portugaise est loin du stade atteint par les Pays-Bas. Chez nous, l’architecture ne suscite même pas un compromis politique aussi fort que celui de la résolution approuvée par le Conseil de l’Union européenne, en 2001. Il est vrai que le gouvernement vient de prendre en charge devant l’Assemblée de la République la création d’une politique nationale visant “à promouvoir et stimuler la qualité de l’architecture et du paysage, tant dans le milieu urbain que dans le milieu rural” [7].

Je crains toutefois que la satisfaction d’un tel engagement sera nuie par les petites corporations parsemées partout dans la société civile et qui gênent l’administration publique. Les difficultés vécues au cours de l’organisation du Forum de Matosinhos en sont un bon exemple. En tant que pays organisateur, il appartenait au Portugal de proposer le sujet du forum. Tout justifiait que ce choix serait fait en syntonie avec le titre de la politique approuvée par le parlement: “Architecture et Paysage”.

Par des moments, il y en a eu qui ont pensé que notre pays, grâce à un coup de chance, irait abandonner la queue de l’Europe pour aller de pair avec les Pays-Bas. Douce illusion. En effet, d’une part, il a été dit que le forum était préférentiellement dirigé aux architectes, afin d’éviter un sujet qui favoriserait la confusion avec les paysagistes. D’autre part, il a été souligné que l’Europe attribuait une grande importance à la politique du paysage, digne d’une convention diplomatique [8], en contraste avec le peu d’attention prêtée à la politique d’architecture, objet d’une simple résolution [9]... De ce point de vue, le paysage ne devrait pas figurer à côté de l’architecture dans le titre du forum.

À la suite de ces raisonnements binaires, peu subtiles mais assez réalistes, au paysage de plus hauts vols ont été réservés et la place laissée libre dans le titre du forum a été occupée par le mot territoire, vocable plus neutre du point de vue de la géographie politique des diverses professions libérales. Apparemment cela n’a pas affecté la nature du colloque, étant donné que parmi les conférenciers se trouvaient des architectes paysagistes. Mais en fait, étant invisible dans le titre du colloque, sa présence ne nourrissait plus l’idée que le Forum de Matosinhos serait la mise en marche de la politique d’architecture et du paysage que l’Assemblée de la République voulait faire démarrer.

À cause des précédents détours, le Portugal n’a pas fait ses devoirs à la maison comme il lui fallait. Et c’est bien dommage que cela ait arrivé. Le Forum de Matosinhos a été précédé par celui réalisé à Hambourg, dont le sujet du débat a été “Baukultur pour un développement durable”. Les conclusions de cette rencontre ont contribué à l’inclusion du Baukultur dans la Charte de Leipzig [10] et il aurait été sans doute stimulant de débattre la séparation entre l’architecture et le paysage à la lumière d’une notion à l’évidence nouvelle pour nous. Au cas où cela serait arrivé, l’idée d’une politique d’architecture et du paysage à deux vitesses (paysage à trot et architecture au pas) aurait été critiquée. Le passage de Baukunst (architecture) à Baukultur (culture architecturale) a dévoilé des horizons si élargis que, grâce au nouvel espace ainsi créé [11], la raison d’être de la séparation mentionnée n’aura plus de corps ni de présence.

Ce n’est pas ici le lieu pour commenter l’urgence de la notion de Baukultur et la place centrale qu’elle occupe aujourd’hui dans le contexte de la politique européenne d’architecture. Retenons seulement qu’il s’agit d’une notion difficilement concevable hors des grands courants de la pensée allemande. À ce sujet, nous n’ajouterons qu’une courte note. La première critique de Kant a comme fondement l’espace euclidien et comme couronnement l’Architecture de la Raison Pure. La pensée géométrique ouvre le chemin à la méthode rationnelle et celle-ci nous conduit jusqu’à la science, l’entité qui architecturalement se distingue de la technique, étant donnée l’unité et la finalité du dessin qui la soutient [12
].

À la suite de la pensée critique de Kant, l’initiation au dessin architectural devrait être partie intégrante de la formation pour la citoyenneté, au cas où nous voudrons comprendre la raison profonde des choses, y compris celles qui font bouger le monde de la politique. Dans ce domaine, comme nous le savons, il y a d’autres raisons outre la raison pure. Mais là aussi est importante la discipline architecturale. Il est plus facile de coexister avec la politique et d’accepter sa volubilité naturelle si les relations avec le monde qui nous entoure restent assez stables.L’architecture est un savoir accumulé sur la façon de stabiliser notre présence dans le territoire ou, pour mieux dire, sur la forme d’habiter en harmonie avec le paysage. Un territoire où nous ne voulons pas nous attarder ne sera jamais notre demeure, et sans demeure nous ne sommes que des citoyens de passage.

De cette condition existentielle – imposée à des uns et choisie par d’autres –, parle Heidegger dans le texte consacré aux verbes bâtir, habiter, penser. Dans ce texte, le pont est le trait d’union entre les deux rives du fleuve, celui qui permet la transposition du vide qui les sépare. Or en assurant le passage d’un côté à l’autre, le pont remplit non seulement une fonction mais il acquiert aussi la valeur d’un symbole unificateur, capable de conférer un nouveau sens à ce que nous voyons. Dans ce cas, le pont rend évidente la présence du paysage [13]
. Sans pont ou, d’une manière plus générale, sans les traits qui illustrent la façon dont la communauté habite son territoire, il n’y a pas de paysage...

* * *

Les considérations précédentes suffiront peut-être comme fondements aux conclusions suivantes:

1. - Les anciens paradigmes corporatifs continuent à agir au sein de l’aménagement du territoire, en portant préjudice à la qualité architecturale en tant qu’intérêt public;

2. - La prévision d’une politique nationale d’architecture et du paysage dicte la nécessité de dépasser ces paradigmes et, dès lors, ceux qui ont aggravé les clivages entre architectes et architectes paysagistes;

3. - La scission de la politique nationale mentionnée, en faisant passer d’un côté l’architecture et de l’autre le paysage, ne respecte pas la volonté explicite du Parlement et elle éloigne le Portugal du courant européen qui privilégie la notion de culture architecturale (Baukultur).

En résumé: le Portugal est en train de rattraper le temps perdu qui le sépare de la généralité des États membres de l’Union européenne, étant donné son engagement vers une politique d’architecture, mais il court le risque de marcher dans le sens inverse de celui de la Charte de Leipzig, au cas où l’on continue d’envisager cette politique comme un domaine privé des architectes (les paysagistes exclus) [14].


Version française de Maria Teresa Gonçalves



Références

[1] - Georg Simmel, «Pont et porte», 1909: “Dans un sens immédiat aussi bien que symbolique, et corporel aussi bien que spirituel, nous sommes à chaque instant ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé parce que l’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer et qui ne peut relier sans avoir séparé”.

[2] - Les origines du Forum remontent à 1997, une réunion réalisée dans l’Institut néerlandais d'architecture, dans la ville de Rotterdam, à l’invitation de la présidence néerllandaise de l’Union.

[3] - Résolution du Conseil sur la qualité architecturale dans l’environnement urbain et rural du 12 février 2001 (2001/C73/04).

[4] - Entre les premiers projets du Forum figure le GAUDI, Gouvernance, Architecture et Urbanisme: Démocratie et Interaction, initié en 2001 et géré aujourd’hui par le CIVA, Centre international pour la Ville, l’Architecture et le Paysage, avec siège à Bruxelles.

[5] - Ruimte voor architectuur, 1991-1996; De architectuur van de ruimte, 1997-2000; Ontwerpen aan Nederland, 2001-2004; Architectuur-en Belvederebeleid, 2005-2008.

[6] - Un grand nombre de communes du Pays Bas ont des centres d’architecture, animés par la fondation Architectuur Lokaal.

[7] - Cf. la mesure prioritaire 1.10.1 du Programme National de la Politique d’Aménagement du Territoire, approuvé par la loi n.º 58/2007, du 4 septembre: “élaborer et développer un Programme national de récupération et de mise en valeur du paysage, en développant la Convention européenne du paysage et une Politique nationale de l’architecture et du paysage, tout en l’articulant avec les politiques d’aménagement du territoire, visant à promouvoir et à stimuler la qualité de l’architecture et du paysage, tant en milieu urbain qu’en milieu rural”.

[8] - Convention européenne du paysage, adoptée à Florence le 20 octobre 2000.

[9] - En tous cas, il ne faut pas oublier la Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectonique de l’Europe, signé à Grenade le 3 octobre 1985.

[10] - Charte de Leipzig sur la ville européenne durable, du 24 mai de 2007.

[11] - Selon la Charte de Leipzig, “la culture architectonique (Baukultur) doit être définie dans un sens très élargi, comprenant la totalité des aspects culturels, économiques, techniques, sociaux et écologiques qui peuvent influencer la qualité du planning et du bâtiment”.

[12] - Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781: “ce que nous appelons science ne peut pas se fonder techniquement, en raison de l’analogie des éléments divers ou des applications contingentes de la connaissance in concreto à toute sorte de fins extérieures arbitraires, mais architectoniquement, en raison de l’affinité des parties et de leur dérivation d’une unique fin suprême et interne”.

[13] - Martin Heidegger, «Bâtir Habiter Penser», 1951: “ C’est le passage du pont qui seul fait exister les rives comme rives (...), le pont rassemble autour du fleuve la terre comme région".

[14] - À la vérité, remarquons que celle-ci ne correspond pas à la position officielle de l’Ordre des Architectes, ces derniers temps.

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